Si la pandémie nous a bien donné – plutôt que confisqué – quelque chose, c’est du temps (trop de temps) à passer sur les plateformes de streaming vidéo. Alors, en 2020, on en a regardé des documentaires musicaux ! Il y a ceux qui se révèlent engagé et inspirant (le Miss Americana de Taylor Swift). Puis, il y a ceux qui tournent malheureusement à l’ego trip (désolé Shawn Mendès) ou font des incursions dans la vie privée des artistes qui, certes, comblent notre curiosité, mais ne nous disent pas grand chose de qui ils sont et ce qu’ils créent (poke Ariana Grande).

Sur ce spectre, le documentaire Bastille ReOrchestrated, dévoilé sur Amazon Prime, tape clairement du côté des réussites. Le quatuor britannique et son équipe nous livrent une des pellicules les plus intéressantes du genre. On vous explique pourquoi !



LE RÉCIT D’UN PROJET À CONTRE-COURANT

Dans ce documentaire de 1h10 réalisé par Tom Middleton de Crooked Cynics (allié de longue date du groupe) et Toby L., Bastille dévoile les coulisses d’une aventure singulière dans son parcours. ReOrchestrated, c’est d’abord un projet qui aurait pu ne jamais voir le jour. En mai 2017, sur invitation de l’association Streets Of London, le quatuor propose un set inédit pour un concert one night only dans la salle londonienne de Union Chapel. Face à la dimension spirituelle du lieu, Dan Smith, Kyle Simmons, Will Farquarson et Chris ‘Woody’ Wood épurent complètement leur morceaux et les réorchestrent, avec le soutien de cuivres, de cordes et d’un chœur gospel. Un exercice périlleux car les répétitions possibles s’élèvent au nombre… d’une seule ! Néanmoins, les chanceux présents dans la salle témoignent de la réussite du show.

Remixer spécifiquement chaque chanson dans un contexte live reflète un courage que, je peux le dire, beaucoup d’artistes n’auraient pas.

Senab Adekunle, cheffe de chœur

Ce qui n’aurait dû être que l’aventure d’un soir a planté une graine qui n’a cessé de germer dans l’esprit de Dan Smith, leader du groupe. Alors que Bastille se trouve à mi-chemin entre son deuxième album – « Wild World » sorti en septembre 2016 – et son troisième – qui deviendra « Doom Days » en juin 2019, le groupe prend un virage à rebours de toute logique commerciale. Il se lance dans une tournée réorchestrée de 8 dates, à travers l’Angleterre, les Pays-Bas, l’Allemagne et la Suisse. Avec un arrêt majeur au Royal Albert Hall de Londres, le 16 avril 2018. (On pourrait vous le raconter car on y était, mais ça, c’est une toute autre histoire !)

Le projet ReOrchestrated les suivra jusqu’en 2020, pour deux représentations caritatives plus audacieuses encore, à découvrir en son et en image dans le documentaire. La première en Janvier pour Channel Aid, dans la prestigieuse Elbphilharmonie d’Hambourg aux côtés du Baltic Sea Philharmonic de Kristjan Järvi. La seconde en Février pour War Child UK, au London Palladium.

À la génèse du projet en 2017, tous les voyants sont au rouge, comme en témoigne Alex Hardee, agent :

Dan a parfois du mal à profiter des choses et donc, veut toujours aller plus loin, comme avec le projet orchestral. Parce-que ce serait juste trop simple d’avoir une collection de hits et me rendre la vie – et celle de l’équipe – plus facile, n’est-ce-pas ?

Un troisième album est sur le feu. Un tel projet n’était ni attendu, ni particulièrement dans l’air du temps, et absolument pas rentable. Une tournée de ce type demande une mobilisation humaine et technique colossale, et exige aussi de tous les membres du groupe de désapprendre, entre deux albums, les morceaux qu’ils ont joué soir après soir pendant des années.

C’était sans compter la pugnacité de Dan Smith. Et grand bien lui en a pris… Car, comme le démontre le documentaire, ReOrchestrated a finalement donné à Bastille un élan créatif salutaire – qui a clairement abreuvé l’album « Doom Days » – et qui a peut-être même sauver l’avenir du groupe tout entier.

DES TÉMOIGNAGES À CŒUR OUVERT

Ce film est l’occasion pour le quatuor – forcé à l’arrêt par la pandémie – d’enfin jeter un coup d’œil sur le chemin accompli. Ainsi, Dan, Kyle, Will et Woody se livrent en toute transparence sur les quasi 10 dernières années, s’autorisant une vulnérabilité qu’on ne leur connaissait pas. Cependant, rien n’est dévoilé gratuitement, avec impudeur ou voyeurisme. Il s’agit de nous raconter, avec modestie, leurs hauts et leurs bas, leurs failles, leurs doutes pour mieux les comprendre en tant qu’artistes et en tant que groupe.

Reconnaissant leur situation privilégiée, les quatre musiciens n’ont pas peur de témoigner de la fatigue et de la lassitude qui peut émaner de leur métier. D’abord, à cause du rythme effréné de performances qu’impose le fait d’être un groupe à succès. Mais aussi, à cause du syndrome de l’imposteur qui semble coûter – psychologiquement et physiquement – à deux des membres du groupe. Dan Smith, que l’on sait perfectionniste à l’excès tout en étant peu sûr de lui et de nature pessimiste. Et Kyle Simmons, à qui on découvre ici des difficultés qui ne transparaissent pas du tout sur scène. Le documentaire révèle que, dans les débuts du groupe, le claviériste n’avait visiblement pas le niveau requis pour poursuivre. Mais plutôt que d’être écarté du projet, il a trouvé auprès de ses camarades ‘a supportive place’ et s’est mobilisé pour améliorer son niveau, peu importe les cours et les heures de répétition supplémentaires.

Sonder les caractères des membres du groupe, c’est aussi nous éclairer sur leur besoin constant de se réinventer. Car Bastille n’en est pas à son coup d’essai. Pêle-mêle, on peut citer tout l’univers dystopique créé autour de « Wild World » – décliné en clips, en chatbot, en chasse au trésor ou en pop-up store. Ou encore, leur dernier concept de tournée qui les a menés dans de petits clubs anglais, jouant en partie sous le nom de leur groupe alter ego : Chaos Planet.

Foisonner d’idées, c’est peut-être un peu une stratégie d’évitement de l’anxiété, en gardant la tête dans le travail. Mais cela signifie aussi ne jamais se reposer sur ses lauriers, par respect pour d’autres. Dans une interview récente à Virgin Radio UK, Dan Smith explique comment le fait d’être entouré de musiciens talentueux qui n’ont malheureusement pas leur succès commercial, les pousse à l’humilité et à se dépasser. Et en même temps, à ne pas trop faire de plans sur la comète. Mais plus que tout, le groupe tient à toujours surprendre son public, même les ‘most loyal hardcore fans’.

Les témoignages croisés des membres de Bastille et de leurs proches collaborateurs dressent le portrait d’un collectif bienveillant et toujours avide de sortir de sa zone de confort, sans céder aux sirènes de l’argent facile ou de la paresse créative. Et ça, c’est particulièrement inspirant !

UN DOCUMENTAIRE MUSICAL… QUI PARLE DE MUSIQUE ! (amen)

Ce qui nous a tant fait aimé ReOrchestrated – le documentaire, c’est qu’il tient sa promesse et nous parle de musique ! Et c’est suffisamment rare pour être souligné. Le spectateur est concrètement et techniquement plongé dans le processus de création du groupe. Ainsi, même les néophytes toucheront un peu mieux du doigt ce que veut dire réorchestrer sa propre musique : déconstruire des façons de jouer et des réflexes musculaires, devoir communiquer avec des musiciens qui n’ont pas les mêmes repères rythmiques – autant dire pas la même langue -, ni les mêmes habitudes de jeu…

Le documentaire nous mène à la rencontre de créatifs qui restent, la plupart du temps, dans l’ombre. Parmi eux, Jonny Abraham, arrangeur de génie ; Senab Adekunle, incroyable cheffe de chœur ou encore Charlie Barnes, qui accompagne de son jeu enthousiaste et de sa voix les lives de Bastille depuis plusieurs années déjà. Des musiciens auxquels le groupe cède humblement la place à l’écran, car ce sont eux qui donnent aussi toutes ses couleurs au son de Bastille.

ReOrchestrated nous rappelle qu’il est abusif de réduire un projet à ses têtes d’affiche et que la musique est avant tout une aventure collective ! Bastille a su agréger autour de lui une communauté de personnes indéniablement talentueuses. Le groupe – qui pendant la première partie de sa carrière a tout fait tout seul ou en cercle très restreint – s’ouvre à de plus en plus de collaborations, ce qui non seulement allège la responsabilité et le stress mais en plus, enrichit son univers.

Comme l’explicite Kristjan Järvi, chef d’orchestre, on ne saurait ranger Bastille dans une case.

Bastille est une vraie redéfinition de la pop, du rock… Je ne peux pas leur mettre une étiquette et c’est ce que j’aime chez eux parce-que moins on peut définir une chose, plus on est attirés par elle instinctivement.

Le groupe réfute lui même la notion de genre. Mais on saurait leur trouver une constante : l’authenticité et la générosité qui infusent dans chacune de leurs propositions artistiques, sans jamais de compromis, toujours comme un cadeau à leur public . Ce qui a permis aux fans, malgré les évolutions, d’être cueillis à chaque nouveau projet.

S’il fallait trouver un mantra à Bastille, peut-être que ce serait celui-ci : Être toujours eux-mêmes, tout en étant jamais là où on les attend.

Vous l’aurez compris, qui que vous soyez, vous gagnerez à visionner Bastille ReOrchestrated. Déjà, la photographie y est très belle et le récit particulièrement bien construit (merci au talent et aux années d’archives de Crooked Cynics). Si vous êtes un·e fan ultime, vous en apprendrez encore davantage sur le groupe (Là aussi, ils arrivent à surprendre !). Si vous ne connaissez Bastille que par leurs singles à succès, alors, vous gratterez la surface et découvrirez un monde tout entier. Et le mot de la fin, on l’empreinte aussi à Kristjan Järvi :

C’est tellement plein d’amour, de générosité et de beauté. On est juste très chanceux d’être dans le même bateau que Bastille.

[ FICHE TECHNIQUE ] Réalisation : Tom Middleton et Toby L. / Production : Josh Connolly et Up The Game / Directeur de la photographie : Tristan Chenais / Editrice : Grace Eyre / Mixé aux Circle Studios / Label : Emi Records / En association avec Amazon Music UK.

sous la plume de Coraline, le 16 février 2021.